Le Neveu de Rameau de Denis Diderot

Je vais vous parler d’une des œuvres romanesques maîtresses du XVIII ème siècle, Le Neveu de Rameau de Denis Diderot. C’est un récit dialogué commencé vers 1791. Plusieurs fois remanié, il fut publié en 1891. Le sous-titre de l’œuvre, Satire, annonce le programme de cette dernière. Le terme de satire ici prend le sens antique de pot-pourri, de libre propos, mais on peut le prendre aussi dans son acceptation moderne car l’œuvre est une critique mordante de mœurs et de personnes, puisque le livre a été pensé en réaction contre les antiphilosophes, spécialement Pallissot qui en 1760 avait ridiculisé Diderot et ses amis dans la comédie les Philosophes.

RESUME

Un Philosophe (Moi) discute avec le neveu du célèbre compositeur Rameau (Lui) sur divers sujets d’esprit. Le thème de l’homme de génie apparaît dans la conversation, ce qui amène le neveu du compositeur à considérer son cas personnel. Il fait ainsi l’éloge du parasitisme, puis s’interrompt pour exécuter une composition au violon et clavecin. Le deuxième sujet de conversation est l’éducation des jeunes filles. Le neveu, en parlant des leçons de musique qu’il donnait sans connaître celle-ci, énonce sa théorie des idiotismes moraux : « Chaque état a ses exceptions à la conscience générale, auxquelles je donnerai le nom d’idiotismes de métier. » La réflexion s’ouvre alors sur les rapports entre morale et bonheur, le neveu se disant capable d’être heureux grâce aux vices qui lui sont naturels. Il vante son art de la flatterie, expose sa thèse du « sublime dans le mal ». Dégoûté, le philosophe porte la conversation sur un autre thème, la querelle des Bouffons, ce qui entraîne le neveu dans une nouvelle pantomime musicale. Emerveillée, le philosophe s’interroge du décalage entre les talents du neveu et son manque de vertu. C’est une sorte de dialogue de sourds, fondée sur des positions inchangées dans une société de la mascarade.

ANALYSE

La composition du Neveu de Rameau reproduit le rythme vivant de la conversation, où les répliques s’enchaînent selon les caprices des interlocuteurs, par l’intermédiaire d’un thème. Diderot est plus soucieux de montrer une pensée jaillissant avec dialogue que de mettre en dialogue une pensée préétablie. En cela, le Neveu de Rameau diffère du dialogue socratique. Il n’y a pas une dialectique maître-élève. De plus, contrairement à Platon, Diderot dans son dialogue alterne l’idée et son contraire. Le dialogue n’aboutit pas à une vérité mais apparaît comme l’éternelle quête d’une synthèse des contraires.
Qui a raison, du Philosophe qui croit en l’utilité sociale de l’homme de génie, ou du neveu qui le présente comme un homme dangereux en tant que facteur de changement ? Diderot ne tranche pas. C’est un auteur bicéphale qui nous est présenté ici.
Le neveu possède une fonction satirique. Calqué sur Jean-François Rameau, extravagant neveu du fameux musicien Jean-Philippe Rameau qui mena une existence précaire en donnant des leçons de musique avant de mourir dans la misère, le personnage de Diderot se différencie par deux traits essentiels. Il se distingue du modèle original en tant que défenseur de la musique italienne et critique virulent des antiphilosophes ; en clair le contraire de ce qu’il est dans la réalité. Le génie de Diderot a été de faire servir à sa propre cause l’un de ses adversaires, conférant à sa satire une extrême efficacité, par les paroles acerbes qu’il met dans la bouche du neveu contre la froideur académique de Rameau et en prêtant à un habitué des cercles antiphilosophiques la condamnation la plus féroce des antiphilosophes.
Le lecteur contemporain n’est plus très sensible au caractère de « manifeste de l’art nouveau » (J.C Bonnet) du Neveu de Rameau, ni à la bataille parfois très basse que Diderot y livre contre ses ennemis intellectuels. Il en retient surtout la peinture piquante et juste qui est faite de la société française du XVIII ème siècle. Diderot fait ressortir le rôle que jouent la richesse (« L’or est tout, et le reste, sans or, n’est rien »), les protections et en conséquence la flatterie, la foule des ambitieux, la corruption. La critique marxiste a pu voir dans Le Neveu de Rameau le reflet d’une société en faillite, arrivée à un point de décomposition tel que la Révolution devenait nécessaire.
L’individu est aliéné à sa position sociale, flattant les grands dans le rôle de fou pour céder à leur caprice. Diderot pose à travers le problème de l’aliénation celui du traditionnel problème de l’être et du paraître, de l’identité et de l’altérité.
Le Neveu de Rameau est donc avant tout la représentation magistrale et théâtrale de deux consciences qui s’affrontent au sein d’un dialogue, qui ne réussit pas à faire chanceler leurs convictions respectives. Le neveu cependant se rend compte qu’il est un raté. Quand au philosophe, en s’opposant au neveu, il s’identifie à Diogène, « le philosophe qui n’a rien et qui ne demande rien », préférant être privé de tout plutôt « que de ramper, de s’avilir et se prostituer. »
En somme, c’est un ouvrage intéressant par son côté satirique, mais aussi par le modernisme du système narratologique. C’est un roman-théâtre dans lequel le lecteur spectateur est amené à jouer un rôle actif, dans la lignée de Jacques le Fataliste .