Verlaine est aussi un de mes poètes préférés. J'ai envie de mettre à l'honneur un poème, certes très connu, que j'aime beaucoup.
"Il pleure dans mon cœur"
Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville ;
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?
Ô bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie
Ô le chant de la pluie !
Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écoeure.
Quoi ! Nulle trahison ?...
Ce deuil est sans raison.
C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi
Sans amour et sans haine
Mon cœur a tant de peine !
Il s’agit d’un poème de Verlaine extrait du recueil
Romances sans paroles écrit dans les années 1872-1873. Ce recueil est composé de trois parties : la première "Ariettes oubliées" est constituée de neuf poèmes à la sonorité musicale, les deux autres parties "Paysages Belges" et "Aquarelles" comprennent cinq et six ensembles nous renvoyant à la peinture de paysages belges et anglais. "Il pleure dans mon cœur" est le troisième poème des "Ariettes oubliées". Il reflète une période d’errance et d’instabilité, tant physique que morale, dans la vie du poète.
De ce poème dont l’organisation, avec ses répétitions et ses oppositions semble nous bercer, monte une musicalité marquée par des sons forts venant briser une mélodie monotone dont le rythme est ponctué de cassures. Dans ce tableau, où la ville et l’âme poète se confondent sous l’effet de la pluie, le poète nous livre ses sentiments mélangés de douceur et de violence mais toujours empreints d’une profonde mélancolie où le "moi" intérieur se confond avec l’extérieur.
La structure du poème :L’organisation : Il s’agit d’un poème composé de quatre strophes de quatre vers hexasyllabiques avec une rime en ABAA. La première et la dernière rime de chaque strophe sont formées par la reprise du même mot ou groupe nominal au premier et quatrième vers.
Les répétitions : Les répétitions donnent un aspect lancinant au poème, qui semble nous bercer au rythme de la pluie. Le mot "cœur" est répété cinq fois. Il y a, de plus, un effet d’écho entre la première et deuxième strophe où le poète nous rappelle "la ville" en précisant "par terre et sur les toits", puis entre la troisième et quatrième où "sans amour et sans haine" vient pour appuyer le "sans raison".
Les oppositions : Le poète passe de son moi intérieur à l’environnement extérieur, par moment on a même l’impression qu’il y a fusion entre les deux, le poète ne sait plus où est sa place ; la ville et lui, la pluie et ses pleurs, semblent ne faire qu’un. S’agit-il de son cœur ou celui de la ville ? Pourtant, "mon cœur" est celui du poète qui souffre, une référence intérieure en opposition à l’extérieur : "la ville".
La musique :
Les sons : Dans la première strophe, les trois verbes "
pleure", "
pleut", "
pénètre" commence par une consonne dite explosive. Ce qui donne à la pluie un effet de martèlement. Or, cet effet est immédiatement adouci à la strophe suivante où "le bruit" de la pluie devient "chant". De plus, le premier vers de cette deuxième strophe avec son abondance de voyelles donne une sonorité plus douce, plus légère et musicale. Mais le martèlement reprend dès le vers suivant avec l’usage d’allitérations (la répétition d’une autre consonne explosive) "t" : "par
terre et sur les
toits".
La mélodie : La répétition du mot "cœur" que l’on retrouve cinq fois et presque six avec le verbe "s’écœure" marque le rythme tout au long du poème et, malgré les effets de sonorité remarqués ci-dessus, lui donne un effet monotone, lancinant. Cet effet est maintenu par les rimes faites de la reprise du même mot au premier et quatrième vers de chaque strophe et donne ainsi un effet d’écho, comme un refrain.
Le rythme :Cependant, la monotonie est soudain rompue au milieu de la troisième strophe par ce "Quoi !" qui ressemble à un sursaut faisant sortir le poète de sa torpeur. Il marque une cassure. Cette cassure pourrait être confirmée par l’interrogation qui suit "nulle trahison ?", mais une fois de plus cet effet est brisé par les points de suspension accolés au point d’interrogation qui marquent une pause et ramènent immédiatement à un rythme plus lent et monotone.
Les tableaux :
La ville : La ville est la seule image concrète exposée dans ce poème. Elle est mentionnée dans la première strophe "il pleut sur la ville" et vient en rappel dans la deuxième "par terre et sur les toits". Mais cette image concrète s’efface sous l’effet de la fusion qu’il y a entre le poète et le monde extérieur : "Il pleure dans mon cœur, comme il pleut sur la ville".
L’absence de couleur : Ce poème ne nous indique pas de marqueur de temps ; il peut se situer dans la pénombre du jour obscurci par la pluie ou au cœur de la nuit. Il n’y a pas de teinte qui en ressort, si ce n’est l’effet de grisaille suscité par la pluie, tendant à aller vers l’incolore de l’eau et des larmes, marqué par la confusion des verbes "pleurer" et "pleuvoir".
L’âme : L’âme n’est pas dépeinte et c’est pourtant elle qui domine tout le poème. Cette absence est ressentie dès le premier mot, impersonnel, "il" ; la force ce "il pleure" reste présente et ne s’atténue pas sous l’effet de la répétition par trois fois de "
mon cœur". L’âme est vide : "il pleure sans raison", "sans amour et sans haine".
Les sentiments :La progression des sentiments : Le poème commence par la langueur. La première strophe exprime la monotonie, le martèlement de la pluie. Puis, à la deuxième strophe, c’est l’ennui qui s’installe et le poète n’est plus présent : "
mon cœur" est devenu "
un cœur", un cœur anonyme qui lui semble étranger. Ensuite, la troisième strophe amène l’écoeurement avec un sursaut de violence marqué par ce "Quoi !" qui surgit comme un réveil brutal, mais le poète semble toujours ailleurs, il utilise cette fois "
ce cœur". La ponctuation suivant "nulle trahison" montre le scepticisme de l’auteur, une interrogation suivie de points de suspension. Et enfin, la peine survient et le poète sort de sa torpeur puisqu’au dernier vers, il emploie à nouveau "
mon cœur".
De la douceur à la violence : Dans les deuxième et troisième strophes, le contraste est frappant. On est bercé par la mélodie de la pluie dont le "doux bruit" devient un "chant", l’ennui est là, mais baigné de douceur. Or, dans la strophe suivante, les mots violents se succèdent "s’écoeure", "Quoi !", "trahison", "deuil". Le rythme lancinant est cassé mais pour mieux revenir à la dernière strophe.
La mélancolie : Cependant, la mélancolie est présente dans tout le poème. C’est le mal-être du poète qui domine, même si par moment, il semble absent, il est là, enfermé. C’est un double enfermement. D’abord, la pluie qui le retient à l’intérieur et surtout son cœur qui est prisonnier de ses sentiments. Des sentiments qu’il ne parvient pas à expliquer puisqu’ils n’ont pas de raison. Et c’est ce manque d’explication qui est la cause de sa profonde peine.
"Il pleure dans mon cœur" est donc un poème dont l’architecture parsemée de répétitions et d’oppositions nous dévoile l’âme en peine du poète et la confusion de ses sentiments. Dans ce tableau accompagné d’une musique très présente, monotone et lancinante, l’absence de couleur renforce le sentiment de mal-être d’un homme qui ne trouve pas sa place. Il en ressort une impression générale de confusion du « moi » et du monde extérieur.
Enfin, la musique très présente dans la poésie de Verlaine a inspiré de grands musiciens comme Gabriel Fauré qui a mis en musique le présent poème ou plus près de nous Serge Gainsbourg qui cite Verlaine dans une de ses compositions et sûrement encore bien d’autres à venir…
Verlaine ! Je t’aime !